CHAPITRE TEIZE
« Nous avons l’autorisation de quitter la station, madame », déclara le capitaine Lecter.
Michelle acquiesça aussi sereinement que possible et se demanda si elle cachait mieux son soulagement que Cindy.
Vas-y, admets-le – au moins en toi-même. Tu ne croyais pas vraiment que tu tiendrais les délais, hein ?
Bien sûr que si, se dit-elle sèchement. Maintenant ferme-la et tire-toi !
« Très bien », fit-elle à voix haute, avant de toucher un bouton sur l’accoudoir de son fauteuil de commandement, sur le pont d’état-major. Le petit écran de com montra immédiatement le visage du capitaine Armstrong.
« Le contrôle d’Héphaïstos nous informe que nous pouvons partir, commandant.
— Est-ce qu’ils auraient fait une remarque à propos de personnel manquant, madame ? demanda Armstrong sur un ton innocent.
— À dire vrai, non. Pourquoi ? Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ?
— Oh non, amiral. Rien du tout.
— Je suis soulagée de l’entendre. En ce cas, je pense que l’amiral Blaine nous attend au terminus de Lynx.
— Oui, madame. » Armstrong, devenue bien plus sérieuse, hocha la tête. « Je m’en occupe.
— Bien. Je vous laisse donc faire. Henke, terminé. »
Elle toucha à nouveau le bouton et l’écran se vida. Faisant pivoter son fauteuil, elle admira une nouvelle fois le vaste et splendide pont d’état-major de l’Artémis, avant d’observer l’immense répétiteur tactique. En général configuré pour une représentation schématique de l’espace entourant le vaisseau, mouchetée par les signaux lumineux des icônes tactiques, il l’était pour l’heure en mode visuel direct, grâce aux objectifs répartis sur la coque du grand croiseur de combat, si bien que Michelle vit se mettre en marche les réacteurs de proue de l’Artémis. Elle sentit deux millions de tonnes et demie d’acier de bataille, de blindage et d’armes se mettre à vibrer quand le vaisseau commença à reculer lentement pour échapper aux bras d’arrimage.
Le moment où un vaisseau spatial entamait pour de bon son premier déploiement était toujours particulier. L’amiral doutait de pouvoir réellement expliquer pourquoi à qui n’en avait jamais fait l’expérience mais, pour qui l’avait faite, il n’existait rien de comparable. Cette sensation de nouveauté, de voir naître un être vivant, de regarder le tout dernier guerrier du Royaume stellaire faire ses premiers pas. Qui possédait une plaque de quille le comprenait sans besoin d’explications, savait que, quel que fut le destin qui attendait ce bâtiment, lui-même en faisait partie. Et que la réputation de ce vaisseau, pour le meilleur ou pour le pire, dépendrait des actes et de l’attitude de son premier équipage.
Pourtant, ce moment était différent pour Michelle Henke. L’Artémis était son vaisseau amiral mais il n’était pas sien. Il appartenait à Victoria Armstrong et à son équipage, non à l’amiral qui se trouvait tout simplement à son bord pour agiter un drapeau.
Elle se rappelait une chose que lui avait naguère dite sa mère : « À ceux qui reçoivent beaucoup, on prend beaucoup aussi. » Cela s’était révélé étrangement exact depuis qu’elle avait atteint le rang d’officier général. À l’école, elle savait déjà désirer cela.
Commander une escadre, un groupe d’intervention voire toute une force était le domaine en lequel elle souhaitait exercer ses talents, se mettre à l’épreuve. Mais elle ignorait alors à quoi elle devrait renoncer pour y parvenir. Elle n’imaginait pas combien il lui serait douloureux de savoir qu’elle ne commanderait plus jamais elle-même un vaisseau de la Reine. Ne porterait plus jamais un béret blanc de commandant de bord.
Oh, arrête de te lamenter ! se morigéna-t-elle tandis que s’élargissait peu à peu la distance entre la proue de l’Artémis et la station spatiale. Bientôt, tu vas leur demander de te reprendre l’escadre.
Elle renifla, amusée, et se laissa aller dans son fauteuil alors qu’approchait un des remorqueurs en attente.
L’Artémis coupa ses réacteurs et frémit à nouveau – d’une manière subtilement différente – quand les faisceaux tracteurs du remorqueur se verrouillèrent sur lui. Un instant, rien ne se produisit, puis il recommença d’accélérer, bien plus vite, quoique nullement autant qu’il l’aurait pu seul s’il avait eu le droit d’activer son impulseur si près de la station. Ni, d’ailleurs, aussi vite qu’aurait pu le déplacer le remorqueur sans de petites considérations irritantes telles que, mettons, garder l’équipage en vie. Sans impulseur, il n’était pas de recours possible au compensateur d’inertie, ce qui limitait l’équipage protoplasmique du vaisseau à l’accélération que supportaient ses plaques antigravité internes. Si l’on avait vraiment voulu forcer, et si l’escadre avait été prête à faire un effort, on aurait pu gagner au moins une centaine de gravités, mais ce n’était pas nécessaire. Nul n’était si pressé, et les vaisseaux modernes n’étaient pas conçus pour supporter très longtemps de lourdes accélérations. Les appareils eux-mêmes n’en auraient peut-être guère pâti, mais leur équipage, c’était une autre histoire.
À tout le moins l’Artémis, le Romulus et le Thésée étaient les Seuls encore arrimés à l’une des stations, donc tu n’as pas eu à t’inquiéter de la disponibilité des remorqueurs, se rappela-t-elle.
Comme elle appuyait sur une commande de son accoudoir, le répétiteur se déploya depuis la base du fauteuil. Quand il se fut configuré en format tactique standard, elle regarda les icônes des trois croiseurs de combat s’éloigner de l’ancre pourpre utilisée depuis des générations pour représenter les stations spatiales telles qu’Héphaïstos. Le HMS Stevedore, le remorqueur qui les traînait tous les trois, apparaissait sous la forme d’une flèche pourpre pointée droit sur les icônes du reste de l’escadre, les cinq vaisseaux attendant que leurs derniers compagnons les rejoignent.
Michelle ignorait si l’Amirauté comptait revoir complètement le plan de réorganisation mis en œuvre par Janacek. Les escadres de six vaisseaux qu’il imposait présentaient quelques avantages, autant qu’elle détestât reconnaître les effets bénéfiques d’une quelconque décision de cet imbécile à la main lourde. Par bonheur pour sa tension, sinon pour le bien-être du Royaume stellaire, elle n’en avait pas souvent l’occasion. Cependant, si les escadres réduites permettaient une flexibilité tactique plus grande, elles exigeaient aussi vingt-cinq pour cent d’amiraux – et d’états-majors – supplémentaires pour le même nombre de vaisseaux. Michelle soupçonnait que cela faisait partie de l’attrait qu’elles exerçaient sur Janacek : cela lui avait fourni, malgré la manière dont il avait réduit la Flotte, bien plus de postes pour récompenser ses flatteurs. De ceux-là, ceux qui n’avaient pas été éliminés par les Havriens durant l’opération Coup de tonnerre (toute catastrophe présentait sans doute au moins un aspect positif) avaient été impitoyablement chassés par l’Amirauté Havre-Blanc, laissant un tout petit problème : trouver un tel nombre d’amiraux compétents n’était pas si simple dans une spatiale qui s’agrandissait aussi vite et dans de telles proportions que la Flotte royale manticorienne actuelle. Même les bâtiments les plus modernes, très automatisés, avaient besoin d’une équipe complète sur leur passerelle et aux machines, et les amiraux avaient toujours besoin d’états-majors. Or il n’y avait pas tant d’officiers d’état-major expérimentés disponibles. Michelle elle-même, par exemple, ne disposait toujours pas d’un officier de renseignement. Pour l’heure, Cynthia Lecter portait cette casquette-là en même temps que celle de chef d’état-major, ce qui ne lui rendait pas justice. D’un autre côté, elle avait passé un moment au sein de la DGSN, deux affectations plus tôt, aussi savait-elle ce qu’elle faisait dans le cadre de ses deux rôles. Et que Gervais Archer se révélât d’une étonnante compétence dans le rôle d’officier de renseignement subalterne ne faisait pas de mal non plus.
Il existait sans nul doute d’autres raisons à l’esprit de l’Amirauté Havre-Blanc mais celles-là expliquaient à elles seules pourquoi la 106e escadre de croiseurs de combat consistait en huit unités et non six. Et, en toute franchise, Michelle se moquait un peu de ce que pouvaient être les autres. Elle était trop occupée à se réjouir de la présence de ces deux bâtiments supplémentaires.
Encore que la plupart des autres flottes ne les considéreraient pas comme des « croiseurs de combat », songea-t-elle. À deux millions de tonnes et demie, les vaisseaux de classe Victoire approchaient de la taille de vieux vaisseaux de combat comme nul n’en avait construit depuis cinquante ou soixante ans T, et certaines spatiales – dont celle des Solariens, songea-t-elle avec aigreur – définissaient encore les types de bâtiments par des fourchettes de tonnage devenues obsolètes avant la première guerre havrienne. Mais, quoique les Victoires fissent presque une fois et demie la taille de son Ajax disparu, l’Artémis produisait une accélération de presque sept cents gravités au maximum de sa puissance militaire. Et ses soutes étaient bourrées de plus de six mille missiles Mark 16 à double propulsion.
Je me fiche de sa taille, c’est tout de même un croiseur de combat, songea Michelle. C’est la fonction, la doctrine qui comptent, pas le tonnage. Et, d’après ces critères-là, c’est bien un croiseur de combat.
Un croiseur de combat sorti de la face cachée de l’Enfer, oui, mais un croiseur de combat tout de même. Et j’en ai huit comme ça.
Il était possible, admit-elle en observant le répétiteur, tandis que les remorqueurs écartaient son escadre d’Héphaïstos, que le rang d’officier général offrît des compensations.
« On nous hèle, madame, annonça le capitaine Edwards.
— Eh bien, ça n’a pas traîné », observa Michelle. L’Artémis venait d’émerger du terminus de Lynx, à un peu plus de six cents années-lumière du système binaire de Manticore. Il avait à peine achevé de reconfigurer ses voiles Warshawski en bandes gravitiques d’espace normal, et aucun autre vaisseau de l’escadre n’avait encore franchi le nœud derrière lui.
La seule réaction d’Edwards à ce commentaire fut un sourire, qu’elle lui rendit avant de hausser les épaules, philosophe.
« Allez-y, Bill.
— Bien, madame. »
Edwards frappa la commande qui déclenchait le transpondeur de l’Artémis, identifiant ce dernier au bénéfice des forteresses quasi achevées et des deux escadres de vaisseaux du mur de la Première Force postées en ces lieux.
« Ils accusent réception, madame, dit-il un instant plus tard.
— Parfait », répondit Michelle. Et il était en effet parfait que la garde locale fût en alerte, se dit-elle. Certes, aucune force hostile n’avait beaucoup de chances d’arriver de Manticore. Dans le cas contraire, le Royaume stellaire aurait été si mal en point que l’état d’alerte des unités placées dans le Quadrant de Talbot n’aurait pas eu grande importance. La vigilance était toutefois un état d’esprit, et quiconque cédait à la négligence en un des aspects de ses devoirs n’était que trop susceptible d’y céder en tous les aspects. Aucun amiral manticorien n’aurait toutefois été très enclin à pécher ainsi après la volée collée par Thomas Theisman à la FRM lors de l’opération Coup de tonnerre.
En tout cas, c’est à souhaiter, songea-t-elle, grave, avant de se secouer. Il est temps de montrer nos bonnes manières.
« Appelez le Lysandre, s’il vous plaît, Bill », dit-elle en rejoignant son fauteuil de commandement. Gervais Archer releva les yeux de son propre poste, sur le côté du fauteuil, au moment où elle s’asseyait. « Mes compliments au vice-amiral Blaine, continua Michelle. Demandez-lui s’il lui conviendrait de s’entretenir avec moi.
— Bien, madame », répondit Edwards, comme s’il n’avait pas su qu’elle allait dire exactement cela… et comme s’il y avait eu la plus infime possibilité pour qu’il ne convînt pas à Blaine de s’entretenir avec un amiral nouvellement arrivé en son bailliage.
« J’ai l’amiral Blaine, madame, reprit l’officier de com une poignée de minutes plus tard.
— Passez-le-moi sur mon écran, je vous prie.
— À vos ordres. »
Le vice-amiral Jessup Blaine était un homme d’assez haute taille, impassible, au cheveu rare et à la barbe épaisse – taillée avec soin mais contrastant avec ses cheveux clairsemés au point de faire paraître l’amiral vaguement bancal, négligé, si bien que Michelle se demanda pourquoi il l’avait laissée pousser.
« Bienvenue en Lynx, milady. » Sa voix était plus profonde et plus délicatement modulée que ne le suggérait son physique.
« Merci, amiral, répondit son interlocutrice.
— Je suis heureux de vous voir, reprit Blaine. Pour bien des raisons, même si la plus importante de mon point de vue, je ne vous le cache pas, est que je pourrai sans doute faire revenir Quentin O’Malley de Monica dans un avenir proche. »
Voilà qui s’appelle aller droit au but, songea Michelle.
« Nous vous le renverrons aussi vite que possible, amiral, assura-t-elle à haute voix.
— Ce n’est pas que je ne sois pas heureux de vous voir pour toutes les autres raisons, milady, ajouta-t-il avec un sourire. C’est juste que, techniquement, je suis toujours une des forces de réserve du système mère et que Quentin est censément mon élément de soutien. J’aimerais vraiment le retrouver, ne serait-ce que pour me donner un peu plus de répondant ici, en Lynx, jusqu’à la mise en service des forteresses. En outre, si tout va assez mal pour qu’on me rappelle en Manticore, je crois que j’aurai besoin de tout le soutien possible.
— Je comprends, assura Michelle sans mentir. Cela dit, d’après mon dernier briefing à l’Amirauté, un certain nombre de forces supplémentaires devraient être envoyées sous peu dans la région.
— Et ça n’est pas trop tôt. »
L’approbation fervente de Blaine était évidente, et elle eut un léger sourire. Elle doutait qu’on eût tiré son nom d’un chapeau quand on avait décidé d’envoyer des renforts dans le Talbot : un officier très compétent se cachait donc sous cet aspect quelconque. Même l’officier le plus compétent, toutefois, devait ressentir un occasionnel moment de… solitude lorsqu’il se retrouvait perdu au bout du nœud du trou de ver manticorien en attendant une possible attaque de la Ligue solarienne. Il n’était guère étonnant que Blaine eût envie de voir tous les visages amis possibles.
« Connaissez-vous le contre-amiral Oversteegen, amiral ? lui demanda-t-elle.
— Michael Oversteegen ? » Il fronça le sourcil. « La dernière fois que j’en ai entendu parler, il était capitaine de vaisseau. »
Elle sourit de son ton plaintif. « Moi-même, j’étais encore contre-amiral il y a une semaine, avoua-t-elle. Avec tous les nouveaux vaisseaux qui sortent des chantiers, je crains que beaucoup d’entre nous ne soient promus très vite. Mais ce que je voulais dire, monsieur, c’est qu’on a confié à Michael la 108e. À supposer qu’il effectue son déploiement dans les temps, il devrait me suivre d’ici deux mois. Et la première escadre de Roland est sur le point de s’assembler. Elle a peut-être même déjà entamé le processus.
— Voilà d’excellentes nouvelles, milady, déclara Blaine. Si seulement ce cessez-le-feu pouvait durer assez longtemps pour qu’on déploie tous les nouveaux bâtiments…
— On peut l’espérer, monsieur.
— Oui, oui, on peut. » Il sourit. « Il semble que j’oublie mes bonnes manières, cela dit. Vos capitaines et vous auriez-vous le temps de vous joindre à moi pour le dîner, milady ?
— J’ai peur que non », répondit Michelle avec un authentique regret. Comme Honor, elle considérait le contact direct comme le meilleur moyen, pour des officiers risquant de travailler ensemble, d’avoir vraiment l’impression de se connaître. « J’ai ordre de hâter mon arrivée en Fuseau par tous les moyens possibles, continua-t-elle. Au point que l’Artémis a encore à bord plus d’une douzaine de radoubeurs d’Héphaïstos qui travaillent à ajuster ceci ou cela. Et le capitaine Duchovny en a encore plus à bord du Horace.
— Le commandant de la station vous a laissés partir sans ouvrir le feu ? s’enquit Blaine en émettant ce qui ressemblait beaucoup à un gloussement.
— Je ne crois pas que ç’aurait été le cas si l’amiral d’Orville ne s’était pas tenu derrière moi avec ses armes à énergie en batterie, répondit Michelle.
— Eh bien, je n’ai guère de mal à le croire. J’ai eu moi-même souvent affaire aux radoubeurs au fil des ans, milady. Je pourrais vous raconter de ces histoires !
— Nous le pourrions tous, monsieur.
— C’est vrai. » Blaine lui sourit puis prit une inspiration, l’air disposé à conclure. « Eh bien, en ce cas, milady, nous n’allons pas vous retarder. Je vous prie de transmettre mes respects à l’amiral Khumalo quand vous atteindrez Fuseau.
— Je n’y manquerai pas, monsieur.
— Merci. Sur ce, je vous souhaite un voyage rapide et je vous laisse partir. Blaine, terminé. »
L’écran se vida. Michelle releva les yeux vers le répétiteur tactique.
Tandis qu’elle discutait avec Blaine, les compagnons de l’Artémis dans la première division de la 106e ECC – le Pénélope, le Romulus et le Horace – avaient franchi le terminus à sa suite. Sous ses yeux, le Thésée de Filipa Alcoforado, pavillon du commodore Shulamit Onasis – à la tête de la seconde division de l’escadre –, jaillit de la faille invisible dans l’espace, ses voiles crépitant de la radieuse énergie bleue du transit.
Ce sera bientôt fini, songea-t-elle en jetant un coup d’œil au capitaine de frégate Sterling Casterlin. Comme elle l’avait dit à Cortez, elle l’avait déjà rencontré, bien qu’ils n’eussent encore jamais servi ensemble. Ils avaient failli partager le Chevalier Bryan mais elle en sortait tout juste alors qu’il montait à bord. Elle connaissait en revanche son cousin, le commodore Jake Casterlin, et, à ce qu’elle avait vu pour le moment de Sterling, elle était prête à parier que les sympathies du premier pour le Parti libéral rendaient dingue le second, bien plus conservateur.
Elle pouvait toutefois se tromper car il semblait en falloir vraiment beaucoup pour entamer l’impassibilité du capitaine Casterlin. Arrivé à bord en retard, quoique ce ne fût pas de sa faute, il n’avait pas même tiqué devant la perspective de devoir « s’installer » en moins de quarante-huit heures dans un département entièrement nouveau, à bord d’un vaisseau entièrement nouveau, sous un vice-amiral entièrement nouveau, avant de partir pour un possible déploiement de combat. Compte tenu des circonstances, il avait fait preuve d’un aplomb remarquable, songea-t-elle.
« Il semble que nous devions partir bientôt, observa-t-elle.
— Oui, madame, répondit-il sans sourciller. Je viens de transmettre notre cap et notre trajectoire au capitaine Bouchard.
— Bien », approuva-t-elle.
Comme il la regardait par-dessus son épaule, elle sourit. Elle avait su qu’elle ne le surprendrait pas sans une trajectoire déjà calculée mais il l’avait prise de vitesse en transmettant les données à Jérod Bouchard, l’astrogateur de l’Artémis, avant qu’elle ne le lui demande.
« Je pense qu’il avait déjà approximativement déterminé la même trajectoire, madame, observa Casterlin.
— Non, vraiment ? » fit Michelle en roulant de grands yeux innocents, avant de glousser quand Casterlin secoua la tête.
Le Dédale et le Jason avaient suivi le Thésée à travers le nœud. Il ne manquait plus que le Persée du commandant Esméralda Dunne, et on pourrait partir pour un voyage que Michelle attendait avec impatience. Seize jours séparaient le terminus de Lynx du système de Faille et, ce dernier ayant été le site de l’Assemblée constituante, il avait été choisi – au moins provisoirement – comme système capitale du Quadrant de Talbot. C’était donc là qu’elle trouverait la baronne de Méduse et l’amiral Khumalo. Elle pourrait alors enfin se faire une idée réaliste de ce qu’elle aurait à faire et des moyens mis à sa disposition. Dans des circonstances normales, son désir de passer à l’action l’aurait rendue impatiente, turbulente, mais pas cette fois. Les seize jours du trajet seraient sans aucun doute accueillis avec soulagement par ses capitaines, bien qu’ils ne dussent en vivre que dix en raison de la relativité, car ils leur donneraient un peu de temps supplémentaire pour achever de préparer leurs vaisseaux sur le plan matériel. Et, bien sûr, pour former leurs équipages jusqu’à ce qu’ils aient acquis une compétence proche de celle qu’on attendait sur un bâtiment de la Reine.
« Rappelez-moi d’inviter le capitaine Conner et le commodore Onasis à dîner avec moi ce soir, Gwen, dit-elle.
— Bien, madame, répondit Archer. Devrions-nous aussi inviter le capitaine Houseman et le capitaine McIver ?
— Excellente idée, approuva Michelle avec un sourire. D’ailleurs, mettons aussi sur la liste des invités le capitaine Armstrong, Cindy, Dominica, ainsi que les capitaines Dallas et Diego. Sachez leur faire comprendre – officieusement, bien sûr – que nous discuterons planning d’entraînement.
— Bien, madame. » Archer prit une note et Michelle lui sourit. Il se mettait dans le bain encore mieux qu’elle ne l’avait espéré et il semblait qu’au moins une partie des fantômes de Solon disparaissaient au fond de ses yeux. Elle l’espérait, en tout cas. De toute évidence, la nature avait voulu faire de lui un joyeux extraverti, et sa supérieure était ravie de le voir se dépouiller de la… morosité qui constituait une telle part de sa personnalité lors de leur première rencontre.
Il avait en outre l’esprit vif. Sa suggestion que Conner et Onasis emmènent leurs chefs d’état-major était excellente, tout juste le genre de réflexion qu’une bonne ordonnance était censée proposer à son amiral. Et cela dénotait sans doute aussi son expérience à bord du Nécromancien : Gervais avait visiblement conscience des aspérités de l’escadre et sentait le besoin de les éliminer.
Les narines de Michelle s’évasèrent à cette pensée. Rien de tout cela n’était la faute de ses commandants de bord, pas plus que la sienne. En fait, ce n’était celle de personne. En dépit de quoi, le manque de préparation au combat de son escadre était douloureusement évident, raison pour laquelle elle comptait beaucoup sur ces dix jours d’exercices. D’exercices durs, songea-t-elle – aussi durs qu’on pourrait les rendre. Compte tenu de la situation qu’elle affronterait peut-être dans un avenir proche, il était temps qu’elle et ses officiers identifient les problèmes, déterminent le moyen de les résoudre et l’appliquent.
Et le plus tôt sera le mieux, songea-t-elle gravement. Le plus tôt sera le mieux.
L’indication de la barre de distance de la cible, sur le répétiteur tactique, était saugrenue.
La salve de missiles se trouvait à soixante-huit millions de kilomètres de Artémis et filait à la vitesse de 150 029 km/s. Ses projectiles volaient en balistique depuis quatre minutes et demie que le second étage de propulsion était épuisé, et, même à la moitié de la vitesse de la lumière, ils se trouvaient encore à quatre-vingt-treize secondes de leur cible – quatorze millions de kilomètres.
Et ils ne s’étaient pas encore vu assigner des cibles.
Michelle Henke demeurait tranquillement assise sur le côté, jouant un rôle d’arbitre en observant Dominica Adenauer, Wilton Diego et Victoria Armstrong qui conduisaient la simulation. Elle ressentait comme totalement anormal d’avoir des missiles d’attaque aussi loin d’elle, encore plus de les faire voler sans que des cibles fussent déjà verrouillées dans leurs cerveaux cybernétiques. Pourtant, cette situation n’était qu’une conséquence logique de la nouvelle technologie.
L’amiral Hemphill, elle le comprenait, avait eu entièrement raison en ce qui concernait Bill Edwards. La connaissance intime que l’officier « des communications » avait du projet Apollon se révélait inappréciable depuis que son état-major et elle testaient le potentiel du système. En fait, Adenauer et lui avaient passé des heures en tête à tête, discutant avec animation, griffonnant sur des serviettes (ou toute autre surface prise au dépourvu qui se trouvait disponible) et triturant le logiciel de simulation. Michelle en avait été soulagée. Certains tacticiens auraient sûrement méprisé les suggestions d’un spécialiste des communications, même compte tenu de son dernier déploiement. Adenauer, toutefois, avait assez d’assurance pour apprécier de recevoir des conseils, quelle qu’en fut la source : depuis six jours, Edwards et elle n’avaient pas seulement établi une bonne relation de travail mais aussi noué une chaleureuse amitié. Et le fruit de leurs efforts était apparent. D’ailleurs, Michelle les soupçonnait d’avoir à eux deux mis au jour au moins quelques aspects qui n’avaient frappé personne à ArmNav.
« Arrivée sur le point Alpha, dit doucement Diego.
— Bien reçu », répondit Adenauer.
Il appartenait au premier, l’officier tactique de l’Artémis, de lancer et gérer les missiles, mais distribuer la puissance de feu massive de l’escadre revenait à son officier opérationnel. En temps normal, Adenauer aurait transmis à Diego les critères d’attaque de Michelle et établi des profils généraux avant le lancement du premier missile. Diego aurait alors pris le relais, assignant des cibles spécifiques à chaque missile et – assisté du lieutenant Isaïah Maslov, l’officier GE de l’Artémis – les incluant dans les profils d’attaque, de guerre électronique et de pénétration imposés par Adenauer.
Aujourd’hui, toutefois, on testait une capacité totalement différente, dont aucun commandant d’escadre de l’histoire n’avait encore disposé. Dans le cadre de la simulation du jour, le HMS Artémis avait été promu du rang de croiseur de combat à celui de supercuirassé porte-capsules. Chaque unité de l’escadre avait subi une transformation analogue, si bien qu’au lieu des soixante Mark 16 que chacune pouvait normalement tirer en une seule salve des deux flancs, elle pouvait déployer six capsules chargées de Mark 23. Normalement, cela aurait signifié un lot de capsules lance-missiles ultraplates Mark 17, chacune chargée de dix Mark 23, toutes les douze secondes, par vaisseau. Dans le cas présent, toutefois, il s’agissait de Mark 17, mod. D, lesquelles ne contenaient que huit Mark 23… et un Mark 23— E.
Or donc, plutôt que soixante Mark 16 toutes les dix-huit secondes, avec une portée maximale (du moins sans segment balistique) de seulement un peu plus de vingt-sept millions de kilomètres, et des têtes laser « à portée de croiseur », l’escadre tirait quarante-huit missiles d’attaque ou de GE Mark 23 toutes les douze secondes.
C’était là un accroissement de puissance de feu assez impressionnant, songea Michelle, mais la technique qu’elle et Adenauer – et Edwards – avaient mise au point pour ce jour-là la rendait encore plus agréable.
L’un des avantages les plus cruciaux de l’Alliance manticorienne reposait sur les Cavaliers fantômes, ces plateformes supraluminiques de GE et de reconnaissance hautement sophistiquées – et en constante évolution. Déployées en coquille autour d’un vaisseau, d’une escadre ou d’une force d’intervention, elles donnaient à un commandant de l’Alliance un degré de conscience de la situation que nul ne pouvait égaler. Ses vaisseaux voyaient tout bonnement plus loin, plus vite et plus clair que tous les autres, et leurs plateformes de reconnaissance transmettaient leurs données en temps réel ou presque, ce que personne d’autre – pas même la République de Havre – ne savait faire.
Il restait toutefois des inconvénients. Par exemple, il était encore tout à fait possible de détecter les signatures d’impulseurs d’une force potentiellement hostile et de n’avoir aucun dispositif en position de déterminer qui étaient ces nouveaux venus. Même si un officier tactique avait de très bonnes raisons d’en soupçonner les mauvaises intentions, il devait amener une de ses plateformes au bon endroit pour les observer d’assez près avant d’avoir acquis une certitude. Ou, d’ailleurs, avant d’être sûr que ce qu’il voyait était bien des vaisseaux spatiaux, non des drones de guerre électronique feignant d’en être. Et il était en général de bon ton de disposer de ces renseignements-là avant d’envoyer une salve de missiles vers ce qui pourrait, après tout, se révéler n’être qu’un convoi marchand neutre.
Durant une des séances d’intense réflexion d’Adenauer et Edwards avec Michelle, toutefois, le second avait relevé une nouvelle possibilité autorisée par Apollon. Aussi rapides que fussent les Cavaliers fantômes, ils étaient immensément plus lents que les MPM. Ils le devaient, puisque furtivité et endurance étaient incompatibles avec les taux d’accélération fulgurants produits par l’impulseur d’un missile d’attaque durant son temps de vie bref et nullement furtif. Apollon, cependant, était conçu pour combiner et analyser les données recueillies par les projectiles qui lui étaient asservis… et pour transmettre en supraluminique cette analyse au vaisseau tireur. Michelle et Adenauer avaient aussitôt compris où il voulait en venir et l’y avaient suivi. Cette simulation était conçue pour mettre à l’épreuve ce qu’ils avaient inventé. Adenauer avait donc tiré une unique capsule Apollon trente secondes avant le départ de la salve de missiles. Capsule qui se trouvait désormais à une minute de vol des « bandes gravitiques » inconnues, à quatre-vingt-deux millions de kilomètres de l’Artémis.
« Largage des capuchons, annonça Diego alors que les missiles de la première capsule atteignaient le point Alpha.
— Bien reçu », répondit Adenauer.
Cette manœuvre avait été programmée dans les missiles avant leur lancement. Contrairement aux autres projectiles d’attaque, les Mark 23 inclus dans une capsule Apollon étaient équipés de capuchons protecteurs conçus pour protéger leurs capteurs de l’érosion engendrée par les particules durant les vols balistiques prolongés à des vitesses relativistes. La plupart des missiles n’en avaient pas besoin, puisque leurs bandes gravitiques les protégeaient. Ils étaient capables de conserver un écran antiparticules séparé – au moins brièvement – tant qu’ils disposaient d’une propulsion intégrée, même après la disparition des bandes, mais cet écran était bien moins efficace que celui d’un vaisseau spatial. Dans l’ensemble, cela n’avait pas d’importance, la composante balistique d’une attaque « standard » étant très brève voire nulle. Avec Apollon, toutefois, de très longues portées d’attaque imposant d’importantes composantes balistiques devenaient possibles. Une capacité qui serait toutefois d’une utilité limitée si l’érosion par les particules cosmiques aveuglait les missiles avant qu’ils n’aient seulement la chance de voir leurs cibles.
Une fois les capuchons largués, les capteurs qu’ils avaient protégés se mirent en marche. Bien entendu, ils se trouvaient à 72 998 260 kilomètres de l’Artémis, soit plus de quatre minutes-lumière : au temps jadis (cinq ou six ans T plus tôt), toute communication entre eux et le vaisseau aurait donc pris quatre minutes.
À présent, grâce à l’émetteur-récepteur supraluminique à impulsions gravitiques inclus dans le Mark 23— E, elle demandait à peine quatre secondes.
L’écran d’Adenauer se fleurit d’icônes quand l’Apollon de la première capsule rapporta ce que voyaient ses enfants, à présent que leurs yeux étaient ouverts. Les signaux de trois supercuirassés hostiles, épaulés par trois croiseurs légers et un quatuor de contre-torpilleurs, brillaient clair et vif, et, durant un battement de cœur, l’officier tactique demeura immobile, attentif et impassible. Michelle, qui, durant les six derniers jours, en était arrivée à mieux connaître Adenauer, savait qu’elle opérait comme dans un état second. Elle ne regardait pas vraiment le répétiteur. Elle… l’absorbait, tout simplement. Soudain, ses mains s’animèrent sur sa console.
On avait chargé dans les missiles de la salve des dizaines de profils d’attaque et de GE. Les doigts agiles d’Adenauer transmirent une séquence de commandes pour choisir des options parmi celles qui étaient ainsi préprogrammées. Un ordre désigna les supercuirassés comme cibles. Un autre stipula à quel instant les Fracas et les Dents de dragon insérés dans la salve devaient activer leurs systèmes GE, et dans quel ordre. Un troisième imposa aux missiles d’attaque le moment de mettre en route leur dernier étage de propulsion et le profil de pénétration à adopter une fois atteinte l’enveloppe antimissile de la force ennemie. Enfin, un quatrième dit au Mark 23— E de quelle manière prendre le contrôle de l’assaut et redéfinir ses instructions si l’ennemi prenait soudain une initiative sortant des paramètres tout juste déterminés.
Taper ces commandes demanda vingt-cinq secondes, durant lesquelles la salve franchit encore 3 451 000 kilomètres. Il leur fallut moins de quatre secondes pour transiter de l’Artémis à l’Apollon, puis douze de plus pour être reçues, vérifiées trois fois et confirmées par les IA de ce dernier, tandis qu’étaient largués les capuchons des missiles d’attaque suivants. Quarante-cinq secondes après que les projectiles de la première capsule eurent largué les leurs, la vague principale ouvrit les yeux et vit ses cibles, encore à deux millions deux cent cinquante mille kilomètres d’elle. Elle se trouvait à 4,4 minutes-lumière de l’Artémis… mais ses ordres dataient de moins de soixante secondes et les ordinateurs ayant analysé les rapports du premier Apollon étaient ceux d’un supercuirassé, pas d’un missile, aussi perfectionné fut-il.
Le contrôle de feu des cibles simulées n’eut qu’une idée assez imprécise d’où chercher les missiles avant que leur troisième étage de propulsion ne se mît soudain de la fête. Ils s’étaient trouvés si loin lorsqu’ils avaient entamé l’étape balistique de leur vol que les capteurs des défenseurs n’avaient pu pleinement les localiser. On avait réuni assez d’informations pour prédire leur position avec seulement quelques pour cent d’erreur mais, à de pareilles vitesses et sur un « champ de bataille » aussi vaste, même de minuscules incertitudes interdisaient la précision. Or la précision était indispensable à un antimissile pour frapper un projectile d’attaque.
Les défenseurs virent clairement les Mark 23 quand leur dernier étage de propulsion s’anima soudain, mais il n’était déjà plus temps de lancer une salve d’antimissiles à longue portée, et même les antimissiles à courte portée durent adopter des solutions accélérées. Pire, les plateformes GE qui épaulaient l’attaque se mirent en route au plus mauvais moment possible pour les défenseurs. Les capteurs rudimentaires des antimissiles étaient totalement surclassés, et les officiers qui les géraient n’eurent pas le loisir d’analyser les manœuvres GE manticoriennes. Les grappes de défense active flamboyèrent désespérément, en un effort de la dernière chance pour arrêter les MPM qui fonçaient sur les supercuirassés, mais il y en avait trop, ils arrivaient trop vite, et l’approche balistique avait dérobé trop de temps de repérage à l’ennemi. Beaucoup des Mark 23 furent détruits avant d’atteindre leur cible mais pas assez.
L’image du répétiteur d’Adenauer se figea quand les missiles d’attaque frappèrent leurs cibles, furent éliminés par les défenses ou bien s’autodétruisirent au terme de leur course programmée. Un instant, il demeura ainsi, puis il revint à la vie. Tout comme une unique capsule avait précédé la vague d’attaque, une autre arriva dans son sillage. Ses missiles avaient largué leur capuchon au moment où les projectiles d’attaque effectuaient la dernière étape de leur vol, et Michelle observa avec une quasi-incrédulité les résultats de la frappe initiale qui atteignirent Artémis en moins de cinq secondes.
L’un des supercuirassés était éliminé. Ses bandes gravitiques baissées, il vomissait atmosphère et débris, et les transpondeurs des capsules de survie de son équipage apparaissaient sur l’écran. Un deuxième était aussi fort mal en point : d’après sa signature d’impulseur, son anneau de proue avait subi des dégâts très importants, et sa signature énergétique révélait de lourdes avaries aux capteurs actifs nécessaires à une défense antimissile de proximité efficace. Le troisième paraissait s’en être mieux sorti, mais même lui affichait des blessures significatives, et une deuxième vague d’attaque tout aussi massive fonçait déjà sur lui.
Mon Dieu, songea Michelle. Mon Dieu, ça marche pour de bon. Et je parie qu’en plus, on n’a encore fait qu’effleurer les possibilités.
Hemphill disait que ça multiplierait nos forces et, nom d’un chien ! elle avait raison !
Elle regarda la seconde salve filer vers ses victimes et, bien qu’il ne s’agît que d’une simulation, frissonna à l’idée de ce que ressentiraient ceux qui verraient arriver une telle marée destructrice.
Seigneur ! Si la République était au courant, elle implorerait un traité de paix, songea-t-elle, secouée.
Elle se rappela une réflexion de Havre-Blanc après l’opération Bouton-d’or, l’offensive ayant mis à genoux la République populaire d’Oscar Saint-Just. « Je me suis senti… sale. Comme si j’avais noyé des poussins », avait-il déclaré. Pour la première fois, elle comprit vraiment ce qu’il avait voulu dire.